1912-2012- Le centenaire de la soufflerie Eiffel
Cent ans pour cette soufflerie, la plus ancienne au monde, conçue, construite et utilisée par G. Eiffel, reconnu comme l’un des pionniers de l’aérodynamique. La veine, ouverte, mesure 2 m de diamètre et 2,3 7m de long (vitesse de 0 à 40 m/s). Cet équipement est toujours en service pour des études de génie civil, de mécanique, etc.
Le bâtiment et la soufflerie sont classés monuments historiques.
G. Eiffel occupe une place éminente dans l'histoire des sciences de l'ingénieur et de la technologie. La carrière d'Eiffel, ingénieur civil de l'École Centrale des Arts et Manufactures, couvre plus de cinquante ans pendant lesquels il conçoit des douzaines de légendaires structures en fer et en acier, notamment le Viaduc de Porto au Portugal, l'ossature de la Statue de la Liberté dans la rade de New York, et la Tour Eiffel à Paris.
En 1867, Eiffel fonde à Levallois-Perret un établissement de constructions métalliques qui fonctionne sous sa direction jusqu’en 1890, avant d’être transformée en société anonyme, la « Société de constructions de Levallois-Perret ». La société Eiffel réalise alors des travaux remarqués. En 1868, deux très grands viaducs (ceux de Neuvial et de la Sioule) sur piles métalliques pour la ligne des chemins de fer de Commentry à Gannat seront exécutés. Ensuite vint le viaduc de la Tarde (qui comporte une travée de 100 mètres d’ouverture), sur la ligne de chemin de fer de Montluçon à Eygurande, ceux de Cubzac sur la Dordogne, le viaduc de Garabit sur la Truyère, grâce à de nouveaux procédés de mise en place d’éléments par lançage des ponts droits, une solution audacieuse expérimentée pour la première fois au monde et considérée jusque là comme irréalisable. Dans les montagnes, Eiffel utilise la méthode de développement en porte à faux (pont de Cubzac), ou pour les ponts en arc à grande ouverture (Garabit).
Eiffel invente le procédé de construction des ponts portatifs démontables, utilisés par les militaires aux colonies, pour lequel il reçoit le prix Elphège Baude de la Société d’encouragement à l’industrie nationale. Parmi les ouvrages d’art les plus remarquables réalisés par Eiffel, il faut citer les viaducs de la ligne de la Beïra Alta et du Douro au Portugal, les viaducs du Tage (ligne de Cacérès) et de Vianna toujours au Portugal, le viaduc de l’Oise sur la ligne de Mantes à Argenteuil, le viaduc des Messageries à Saïgon, le viaduc de Tan-An et de Ben-Lue sur la ligne de Saïgon à Mytho (Cochinchine), les grands ponts en arc de Szedegin en Hongrie. Entres autres, les nombreuses charpentes en fer d’églises, d’usines à gaz, de gares et de bâtiments exceptionnels, celle de l’Ecole Monge, de l’Hôtel du Crédit lyonnais, du Musée Galliera, du magasin du Bon marché à Paris, les bâtiments de la douane à Arica au Pérou, la structure de la statue de Bartholdi La Liberté éclairant le monde (New-York 1886), la gare monumentale de la Staatsbahn à Budapest, la galerie du Grand Palais pour l’exposition universelle de 1878, le pont sur la Seine de la Compagnie parisienne du gaz à Clichy, le barrage du Port-Mort et l'écluse de Port-Villez sur la Seine, la coupole du plus grand observatoire d’Europe, le Grand équatorial de Nice pour laquelle Eiffel reçut le prix Monthyon en 1889. Il prendra sa retraite en 1890, cette longue et fructueuse carrière lui apporte une fortune personnelle considérable, qui lui permet, vers la fin de sa vie, de se consacrer au domaine naissant de l'aéronautique. À un âge auquel beaucoup prennent aujourd'hui leur retraite, et avec ses propres ressources, Eiffel conçoit et exploite certains des meilleurs outils de recherche aéronautique de son temps. En les utilisant d'une manière systématique, il produit des données qui établissent de nouvelles normes de précision, tandis que ses souffleries et les méthodes qu'il développe servent de modèles à d'ultérieurs laboratoires de par le monde.
Grâce à sa tour, Eiffel se lance à 72 ans dans l’étude expérimentale de la résistance de l’air (R). De 1898 à 1908, nombreux sont les ouvrages traitant de la résistance de l’air, mais à leur lecture l’ingénieur n’est pas satisfait : « pour la valeur primordiale de la résistance spécifique de l’air sur un plan normal [perpendiculaire] au vent, les chiffres entre Dines, Langley et Lilienthal varient du simple au double, de 1,07 à 1,13 »
Pour les besoins de l’aviation et l’étude des ailes (profils en creux), il faut un appareil de plus grande précision. Eiffel fait alors construire une soufflerie, dans laquelle on peut tester des modèles d’aile, des modèles d’aéroplane, ou des hélices. Ce dispositif fera l’objet d’un dépôt tardif de brevet (n° 436 934) le 29 novembre 1917 à Paris.
Gustave Eiffel commence ses propres recherches sur les effets du mouvement d'un corps solide dans l'air. Même si plusieurs méthodes d'essai sont déjà utilisées par diverses expérimentations, notamment les essais de chute, les bras tournants, et les tunnels aérodynamiques rudimentaires (le terme de "soufflerie" n'apparaît que plus tard), la plupart de ces techniques restent très primitives, et ne donnent que des résultats incohérents. Eiffel applique ses connaissances et son expérience d'ingénieur à deux de ces techniques et conçoit ce qui est sans conteste "l'appareil de chute" le plus sophistiqué jamais construit et quelques-unes des souffleries les plus perfectionnées et les plus performantes. Eiffel imagine ces dispositifs en vue de programmes de recherche spécifiques. Contrairement à certains de ses contemporains qui essaient de construire planeurs et machines volantes sur des bases incertaines, Eiffel comprend que le succès de ses projets dépend essentiellement de la compréhension des interactions entre les corps solides et l'air environnant.
Eiffel commence ses expériences avec des essais de chute libre qui consistent à faire tomber un objet d'une certaine hauteur. Cette méthode est simple et fiable, mais il est très difficile pour l'observateur placé au sol de mesurer et d'enregistrer le mouvement de l'objet et les forces qui s'exercent sur lui. Une fois abandonné, le corps accélère jusqu'au moment ou la résistance de l'air compense la force de la gravité, et où le mouvement de chute devient uniforme. Pour recueillir des données utiles, il est nécessaire de connaître la portion de la chute pendant laquelle le corps se déplace à vitesse constante et la résistance de l'air devient constante.
Dans ce but, Eiffel conçoit un appareil embarqué qui enregistre pendant la chute la résistance de l'air sur un papier recouvert de noir de fumée. Au lieu de mesurer la vitesse pendant l'essai, son appareil permet d'analyser le diagramme enregistré après chaque expérience. L'appareil d'Eiffel est formé de deux cylindres parallèles identiques à nez coniques contenant chacun un tambour enregistreur, et un dynamomètre rattaché à une tige faisant saillie à l'avant où l'on vient fixer des objets de diverses formes géométriques. Pendant la chute, la valeur de la résistance de l'air enregistrée par le diagramme qui augmente avec l'accélération de l'appareil et se stabilise quand la vitesse devient constante. L'appareil enregistre aussi l'intervalle parcouru et le temps, rendant le calcul de la vitesse facile pour chaque essai. Eiffel a calibré l'appareil en le laissant tomber sans modèle, ce qui lui permet de connaître la valeur de la résistance de l'appareil lui-même et de la déduire ensuite de la résistance totale pour obtenir, finalement, celle de l'objet testé.
Eiffel a un lieu idéal pour ses essais de chute: la Tour qui porte aujourd'hui son nom. II installe un câble vertical de guidage entre le second étage de la Tour et le sol, soit une distance d'à peu près 115 mètres (377 pieds). II installe un frein qui s'active à 21 mètres du sol pour arrêter la chute et éviter de détériorer l'appareil ou l'objet essayé. La diminution de la résistance de l'air indiquée sur le diagramme correspond à la fin des conditions stationnaires d'essai.
Eiffel réalise son premier essai de chute de la Tour le 30 juillet 1903. Les trois années suivantes, il expérimente une quarantaine de surfaces et volumes de diverses formes. Tous les modèles font face au courant d'air, et certains font l'objet de plusieurs essais selon des angles d'attaque différents. En 1907, Eiffel publie les Recherches expérimentales sur la résistance de l'air exécutées à la Tour où il décrit ses méthodes et ses résultats. Les valeurs qu'il donne pour les couples vitesse/résistance sont bientôt considérées comme étant les plus précises.
Même si l'appareil de chute donne des résultats très satisfaisants, Eiffel a clairement conscience que les expériences réalisées ont épuisé les potentialités du dispositif. Pour étudier la portance des ailes, la propulsion et n'importe quels autres paramètres aéronautiques, Eiffel a besoin d'un meilleur outil: une installation qui permettrait de réaliser des essais de longue durée et dans des conditions contrôlables. Suivant une démarche toute personnelle, Eiffel entreprend l’examen systématique et minutieux des méthodes d'essais disponibles en recherche aéronautique, et publie, en 1910, ses résultats dans La résistance de l'air: Examen des formules et des expériences. À ce moment là Eiffel sait à quoi doit rassembler sa future installation.
Eiffel décide que l'installation la plus apte à satisfaire ses besoins, est ce qui est aujourd'hui une "soufflerie aérodynamique". Cependant, sa décision était basée sur une hypothèse importante: que les forces exercées sur un corps au repos dans un courant sont égales aux forces que subit un corps qui se meut à la même vitesse dans l'air au repos. Cette notion de mouvement relatif a été postulée au moins quatre siècles auparavant par Leonard de Vinci, et on la retrouve plus tard chez des savants comme Isaac Newton et Jean le Rond d'Alembert. Pourtant personne ne l'avait corroborée expérimentalement et des doutes persistaient à ce sujet. Ayant fait le point sur la question, Eiffel est confiant dans la validité de la notion de mouvement relatif et est convaincu qu'une telle installation peut lui fournir la répétitivité et les durées d'essais qu'il souhaite.
Eiffel installe sa première soufflerie au Champs-de-Mars, au pied de la Tour Eiffel. Un ventilateur de type "Sirocco", actionné par un moteur de 50 kW (68 CV) alimenté par l'énergie électrique produite pour faire fonctionner les ascenseurs et l'illumination de la Tour, aspire l'air au travers de la veine d'essais et l'évacue dans le hall du bâtiment. Un convergent, équipé d'un redresseur en nid d'abeille, assure le parallélisme des filets fluides à l'entrée de la veine d'essais d'un diamètre de 1,5 m (59 pouces). La vitesse du courant est de 20 mètres (65 pieds) par seconde. Le dynamomètre, appelé couramment balance, repose sur une mezzanine placée au-dessus de la chambre d'expériences. Seule l'extrémité de la tige qui porte le modèle fait saillie dans le courant d'air.
La caractéristique la plus originale de cette soufflerie, et la plus couramment associée à Eiffel, est la veine d'essais. Comme d'autres chercheurs de l'époque, Eiffel était préoccupé par les effets des parois de la veine sur l'écoulement d'air au voisinage des objets essayés. Les souffleries construites avec des veines ouvertes, donc sans parois, avaient l'inconvénient d'être sensibles aux modifications des conditions atmosphériques et aux mouvements dans le hall d'essais. Eiffel trouve une solution à ces deux problèmes en construisant autour de la veine d'essais une chambre fermée isolée du reste du bâtiment. L'air y pénètre par l'une des parois et est évacué par la paroi opposée, au travers de la conduite d'aspiration du ventilateur. Par la suite, les souffleries équipées de chambres d'essais étanches seront dites de "type Eiffel".
Eiffel commence les expériences avec la soufflerie du Champs-de-Mars en 1909. Une des premières séries d'expériences consiste à tester systématiquement les corps déjà étudies avec l'appareil de chute, pour vérifier la validité du dispositif d'essai "au point fixe". Les résultats obtenus dans la soufflerie sont les mêmes que ceux obtenus avec l'appareil de chute, de sorte que ces essais constituent la première vérification expérimentale de la théorie du mouvement relatif.
Les frères Wright avaient déjà effectué six ans auparavant plusieurs vols avec leur Flyer, et plus récemment avaient établi avec succès des démonstrations de leur aéroplane en France. L'enthousiasme pour l'aviation ayant conquis l'Europe, de nombreux pionniers travaillent à divers concepts de ce qu'ils pensent être des aéroplanes réussis. La réputation d'Eiffel est telle que plusieurs s'adressent à lui pour essayer leurs ailes et propulseurs. De 1909 à 1912, Eiffel accumule plus de 4000 expériences. Comme pour les essais de chute, Eiffel publie ses méthodes et ses premiers résultats en 1911 dans La Résistance de l'air et l'aviation : Expériences effectuées au Laboratoire du Champs-de-Mars. Ce travail est si important que deux ans après il est traduit en anglais par Jérôme C. Hunsaker, un officier de la marine américaine.
Avec son modeste laboratoire du Champs-de-Mars, Eiffel démontre, sans l'ombre d'un doute, la validité et l'utilité des essais en soufflerie et par son approche systématique des phénomènes, établit de nouvelles normes pour la recherche aéronautique. II est néanmoins conscient que beaucoup plus peut être fait avec des installations plus évoluées. Ainsi, tout en poursuivant les expériences au Champs-de-Mars, Eiffel entreprend la conception d'un dispositif amélioré dont les caractéristiques techniques seront celles des laboratoires aérodynamiques modernes.
Eiffel choisit d'installer son nouveau laboratoire à Auteuil, un quartier du sud-ouest de Paris. II y construit un grand bâtiment comprenant des bureaux et un vaste hangar. Hormis quelques ateliers pour la construction des modèles et le montage des essais, le cœur de la construction est constitué par les deux souffleries: l'une avec une veine de 1 mètre de diamètre (39,4 pouces) et l'autre, plus large, avec une veine de 2 mètres de diamètre (78,8 pouces).
Elles partagent la même chambre d'expérimentation, similaire à celle du Champs-de-Mars, ce qui limite l'usage à une soufflerie à la fois. Bien que similaires, la petite est équipée d'un ventilateur de type Sirocco, tandis que la grande est pourvue d'un ventilateur hélicoïdal aspirant Ce dernier type de ventilateur s'avère être d'un très bon rendement et la plupart des souffleries l'utiliseront par la suite. Les ventilateurs sont actionnés par un moteur de 37,5 kilowatts (50 CV) et une courroie de transmission. Un ensemble moto-générateur permet la conversion du courant alternatif du réseau en courant continu de manière à modifier facilement la vitesse de rotation.
Eiffel améliore encore le rendement des souffleries d'une autre manière. Il comprend que la vitesse de l'air et la pression statique se compensent : l'augmentation de la vitesse provoque une diminution de la pression statique et vice-versa. Puisqu'à grandes vitesses les pertes dues à la turbulence et aux frottements sont importantes, Eiffel les confine à la veine d'essais. En ajoutant un long diffuseur entre la chambre et le ventilateur il parvient à doubler le diamètre de la veine à l'entrée de chaque ventilateur. En conséquence la vitesse d'alimentation est réduite au quart de celle de la veine d'essais alors que la pression statique augmente, favorisant l'augmentation du rendement des ventilateurs.
L'air issu des ventilateurs est rejeté dans le hangar où il circule lentement jusqu’à ce qu'il soit aspiré par le convergent d'alimentation profilé de manière à diminuer les pertes d'énergie dues aux changements brusques de direction. La vitesse de l'air augmente le long du convergent et des nids d'abeille sont placés à l'entrée de la chambre pour assurer un écoulement le moins perturbé possible autour des modèles, en améliorant ainsi les résultats. Comme la soufflante à hélice, le diffuseur en sortie de veine d'essais deviendra un équipement standard des futures souffleries.
Comme Eiffel l'avait prévu, la performance de ces deux dispositifs surpasse celle du Champs-de-Mars. Dans la soufflerie d'un mètre la vitesse maximale est de 40 mètres (131 pieds) par seconde (deux fois celle de la première soufflerie). La performance de la grande soufflerie est encore plus spectaculaire. Sa vitesse maximale de 32 mètres (105 pieds) par seconde est inférieure à celle de la petite soufflerie mais toutefois supérieure de 60 pourcent à celle du Champs-de-Mars avec un débit volumique triplé. Dans les deux cas, ces améliorations du rendement ont été obtenues, grâce essentiellement aux diffuseurs, avec un gain de puissance de 25 pourcent par rapport à la soufflerie du Champs-de-Mars. Le brevet d'invention sur le diffuseur, date de 1912. Eiffel n'a jamais reçu de royalties pour l’usage du brevet, mais il demandait qu'une plaque de 1 par 0,5 m indiquant
"Appareil Aérodynamique Système Eiffel, G. EIFFEL, PARIS" soit posée au-dessus de l'entrée de la chambre d'expériences.
En 1933, dix ans après le mort d'Eiffel à l'âge de 91 ans, seule la grande soufflerie était pratiquement utilisée pour conduire les essais, de sorte que la petite soufflerie est démontée pour loger une activité expérimental. D'autres souffleries ont été construites en France et à l'étranger par la suite, et la plupart incorporent les perfectionnements introduits par Eiffel. Malgré la multiplication du nombre des souffleries, celle d'Auteuil est restée en service plus de 90 ans après son inauguration, en particulier grâce à l'installation d'une nouvelle balance en 1960 et à la modernisation de la motorisation en 2002. Des avions, des bâtiments, et même des voitures de course de Formule 1 y ont été essayés. Aujourd'hui, la pérennité du Laboratoire d'Auteuil est assurée par son inscription sur la liste des monuments historiques de la France.